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Thomas X. O’Neil, inspecteur en chef de la douane américaine de l’aéroport de Shannon en Irlande, marchait pesamment, le poids de son corps reposant principalement sur ses talons. À chacun de ses pas, ses orteils s’écartaient dans ses bottes, comme s’il portait des chaussons trop grands. De profil, son imposante bedaine saillait monstrueusement, ainsi que son habituel cigare, un barreau de chaise cubain. L’inspecteur O’Neil ressemblait à une caricature peu flatteuse de Churchill, ce dont il se moquait éperdument. Il n’en avait rien à faire, de l’opinion des gens.
À midi, O’Neil traversa d’un pas nonchalant le tarmac gris et verglacé du petit aéroport en direction du bâtiment 3.
Tout en cheminant, il sentit une odeur de tourbe fraîche flotter dans l’air. Y a rien de tel que ce fumet béni, songea-t-il.
Levant les yeux au même moment, il vit, émergeant majestueusement du brouillard, un 727 en provenance des États-Unis. Il avait lui-même effectué le trajet au départ de New York, sept ans plus tôt. Mais il n’avait jamais, au grand jamais, envisagé de retourner dans ce trou de balle de rat syphilitique. Il s’était même efforcé de corriger son accent et ses intonations afin de parler comme un Irlandais. Le résultat sonnait plutôt ridicule, et on avait nettement l’impression d’entendre un comédien cabotin d’une troupe de troisième zone jouant du George Bernard Shaw.
Le bâtiment 3 abritait des centaines de caisses de formats différents identifiées par des logos de sociétés.
Écritoire à pince et feutre rouge à la main, un inspecteur rouquin des douanes irlandaises se tenait à côté d’un bureau, en plein milieu de l’entrepôt encombré de marchandises.
— Tout y est, là, Liam ? demanda O’Neil à l’inspecteur. C’est la cargaison du vol PanAm 31 de ce matin ?
— Oui, monsieur. Ces caisses-ci, elles viennent du Secours catholique de New York. C’est des vêtements et d’autres trucs du même genre, à expédier là-haut dans le Nord. Ils nous refilent tous leurs vieux Calvin Klein, leurs jeans Jordache. Je suis sûr que ces abrutis de l’IRA provisoire vont être du dernier chic là-dedans…
L’inspecteur en chef O’Neil afficha un grand sourire. Lorsqu’il parcourait le dépôt de marchandises, il entraînait dans son sillage de pompeux nuages de fumée. Décidé à en avoir pour son argent, il ne se contentait pas de tirer sur ses cigares cubains. Il les mâchait, également.
Thomas O’Neil était né et avait grandi dans le quartier de Yorkville, à New York. Il avait travaillé comme inspecteur des douanes à l’aéroport Kennedy pendant près de neuf ans avant d’être fortuitement transféré à Shannon et promu responsable du service américain.
Avant cela, O’Neil s’était illustré au Vietnam comme adjudant affecté à l’approvisionnement. À l’époque, il ressemblait davantage au général Patton jeune qu’à Churchill.
Accessoirement, O’Neil était Vétéran 28.
— Épatant ! Ça m’a l’air parfait, tout ça, fiston. Que les gars chargent tout ça pour l’expédier dans le Nord. Des vêtements neufs et chic pour les femmes et les enfants. Voilà une très bonne cause !
L’inspecteur chef O’Neil s’esclaffa, pour une raison connue de lui seul. Il se sentait d’humeur joyeuse, cet après-midi-là.
Et pourquoi en aurait-il été autrement ? Ne venait-il pas de réussir à introduire en Europe occidentale des titres et des valeurs récemment volés pour une valeur d’un milliard quatre cents millions de dollars ?